Pourquoi stocker le carbone ?
Difficile d’ignorer aujourd’hui l’urgence climatique. Les concentrations de dioxyde de carbone (CO₂) dans l’atmosphère n’ont jamais été aussi élevées depuis plus de 800 000 ans. Selon le dernier rapport du GIEC, pour limiter le réchauffement à +1,5 °C, il ne suffit plus de réduire nos émissions : nous devons aussi retirer du CO₂ déjà présent dans l’air. C’est là qu’intervient le captage et stockage du carbone, ou CSC.
Souvent présenté comme une solution d’appoint, le CSC pourrait pourtant jouer un rôle crucial dans certains secteurs difficiles à décarboner comme la cimenterie, la sidérurgie ou encore la pétrochimie. Mais concrètement, où en est-on ? Technologies, coûts, limites, perspectives : état des lieux d’un outil parmi d’autres face à la crise climatique.
Capturer le CO₂ : comment ça fonctionne ?
Capturer du CO₂ ne signifie pas juste « aspirer » de l’air avec une grosse pompe. Il existe en réalité plusieurs technologies selon l’origine du CO₂ à traiter :
- Le captage post-combustion : le CO₂ est séparé des gaz de combustion à la sortie des cheminées industrielles grâce à des solvants chimiques. C’est la méthode la plus répandue aujourd’hui.
- Le captage pré-combustion : on transforme les combustibles en gaz de synthèse avant combustion, ce qui permet d’extraire le CO₂ plus facilement. Cette approche est surtout utilisée dans les centrales à gaz.
- La captation directe dans l’air (DAC – Direct Air Capture) : ici, le défi est bien plus grand. Le CO₂ est extrait directement de l’atmosphère où il est très dilué (environ 0,04 %), ce qui rend la technologie énergivore et coûteuse… mais intéressante à long terme pour atteindre la neutralité carbone.
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les technologies de captage sont aujourd’hui capables de piéger environ 45 millions de tonnes de CO₂ par an. À titre de comparaison, les émissions mondiales annuelles dépassent les 36 milliards de tonnes. Ça donne une idée du chemin à parcourir.
Et ensuite, on en fait quoi ? Le stockage géologique
Capturer le carbone, c’est bien. Le stocker durablement, c’est indispensable. Une fois le CO₂ capté, il est généralement comprimé sous forme supercritique (à mi-chemin entre gaz et liquide), puis injecté dans des formations géologiques profondes, comme :
- Des anciens gisements de gaz et de pétrole
- Des aquifères salins profonds
- Des veines de charbon non exploitables
Ces structures assurent une étanchéité naturelle grâce à des couches rocheuses imperméables. Exemple concret : le projet Sleipner en mer du Nord, porté par Equinor (ex-Statoil), stocke depuis 1996 environ 1 million de tonnes de CO₂ par an dans un aquifère salin à 1000 m de profondeur – sans fuite signalée à ce jour.
Techniquement, le stockage fonctionne. Le point délicat, c’est la reconversion de ces sites et la surveillance à long terme — car personne ne veut se retrouver avec des fuites de CO₂ dans les nappes phréatiques dans 50 ans.
Un processus énergivore et coûteux
Le captage-stockage est-il une panacée ? Non. L’argument principal contre le CSC, ce sont ses coûts élevés. Selon un rapport de l’Institute for Energy Economics and Financial Analysis (IEEFA), le coût du captage varie entre 50 et 150 euros par tonne de CO₂ capté, selon la méthode utilisée et le secteur concerné.
À cela s’ajoutent le transport (généralement par pipeline) et le stockage, qui peuvent doubler la facture. Résultat : le CSC reste économiquement peu attractif, sauf pour les industries où aucune alternative n’existe encore à court terme.
Et ce n’est pas tout : capturer du carbone consomme de l’énergie. Ce qu’on appelle la « pénalité énergétique » peut retirer jusqu’à 20 % de l’efficacité d’une centrale. Autrement dit, on brûle plus de combustible pour faire fonctionner les unités de captage… Un paradoxe ? Pas vraiment, si l’on cible les gros émetteurs incompressibles et que l’énergie utilisée vient de sources renouvelables.
Une technologie au service des fossiles ?
Le CSC fait aussi débat pour une autre raison : certaines entreprises pétrolières y voient une opportunité pour… continuer à extraire du pétrole. L’exemple typique ? L’utilisation du CO₂ capté pour la récupération assistée du pétrole (EOR – Enhanced Oil Recovery), une méthode qui consiste à injecter du CO₂ dans les puits pour améliorer l’extraction du pétrole restant.
Une contradiction flagrante ? Pas forcément, répond Pascal Friedlingstein, climatologue au CNRS interrogé pour cet article :
« Il faut distinguer les usages. Quand le CO₂ est utilisé à des fins de stockage pérenne, les bénéfices climatiques sont réels. En revanche, le greenwashing guette si on capte du CO₂ uniquement pour prolonger l’usage des énergies fossiles. »
Des projets pilotes prometteurs mais encore insuffisants
En Europe, plusieurs projets pilotes tentent de montrer la voie. Le projet norvégien Northern Lights, coordonné par Equinor, Shell et TotalEnergies, ambitionne de stocker jusqu’à 5 millions de tonnes de CO₂ par an d’ici 2030, provenant de divers secteurs industriels européens. Le transport sera réalisé par bateau jusqu’à un terminal en Norvège avant injection dans un réservoir offshore.
En France, l’Institut français du pétrole (IFPEN) collabore avec des industriels pour tester des solutions de captage adaptées aux cimenteries, l’un des secteurs les plus émetteurs. Des initiatives locales comme le projet « 3D » dans le bassin parisien explorent aussi le stockage dans des gisements épuisés.
Mais ces projets restent l’exception. Selon la Global CCS Institute, il faudrait multiplier par 100 la capacité actuelle pour espérer un réel impact climatique d’ici 2050.
Que disent les scientifiques ?
Le consensus est clair : le CSC ne doit pas servir d’alibi à l’inaction. Pour Valérie Masson-Delmotte, climatologue et co-présidente du GIEC de 2015 à 2023, le captage carbone est une solution complémentaire, pas une alternative à la réduction des émissions :
« Le captage ne doit pas être un passe-droit pour continuer à émettre. Il intervient dans un scénario où toutes les autres mesures ont déjà été mises en place. »
C’est aussi l’avis d’Aurélien Saussay, chercheur à la London School of Economics :
« Il faut investir massivement dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. Le CSC, seul, ne sauvera pas le climat. Mais dans certains secteurs, il est indispensable, pour gagner du temps ou compenser les émissions inévitables. »
Vers une généralisation ?
Pour que le CSC joue un rôle significatif, il faudra lever plusieurs freins :
- Politiques publiques : sans mesures incitatives (prix du carbone, subventions, réglementations), les entreprises auront peu de raisons d’investir dans une technologie non rentable à court terme.
- Acceptabilité sociale : comment convaincre les populations d’accepter des projets de stockage près de chez elles, alors que les peurs liées aux fuites persistent ?
- Infrastructures : pipeline, stations de compression, terminaux d’injection : tout est à construire, ou presque.
Certains pays, comme la Norvège, le Canada ou les Émirats Arabes Unis, avancent rapidement. D’autres, comme la France, restent prudents, misant davantage sur les renouvelables et l’efficacité énergétique. Mais l’Europe, via son pacte vert, compte tout de même sur le CSC pour atteindre ses objectifs de neutralité climatique d’ici 2050.
Vers un mix de solutions
Le captage-stockage du carbone impose une évidence : il n’existe pas de solution miracle contre le réchauffement. Il faudra combiner sobriété énergétique, décarbonation des transports, transition agricole, reforestation… et technologies de captage. Tout l’enjeu est de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, ni de trop en attendre d’une seule technologie.
En attendant, une chose est sûre : si le CSC n’est pas la porte de sortie du pétrole, il pourrait bien être celle des secteurs qui n’ont, à court terme, aucune alternative viable. Reste à transformer cette promesse technologique en outil climatique crédible, encadré, et surtout, limité à ce qu’il sait faire.
À défaut d’aspirer le CO₂ comme un simple gaz, mieux vaut aspirer à en émettre moins dès aujourd’hui.