Un océan qui pique : de quoi parle-t-on exactement ?
Les océans deviennent plus acides. L’expression circule depuis des années, mais que signifie-t-elle concrètement ? Et surtout : est-ce déjà visible ou s’agit-il d’un risque lointain, réservé aux rapports du GIEC ?
Depuis le début de l’ère industrielle, l’océan a absorbé environ un quart du CO2 émis par les activités humaines. C’est une bonne nouvelle pour le climat… mais une mauvaise nouvelle pour la chimie de l’eau de mer.
Quand le CO2 se dissout dans l’eau, il forme de l’acide carbonique, qui diminue le pH. Résultat : l’océan devient plus acide (ou, plus précisément, moins basique). Le pH moyen de la surface de l’océan a déjà baissé d’environ 0,1 unité depuis la révolution industrielle. Cela paraît minime ? En termes chimiques, cela représente une augmentation d’environ 30 % de l’acidité.
Les projections du GIEC indiquent une baisse pouvant atteindre 0,3 à 0,4 unité de pH d’ici 2100 dans les scénarios d’émissions élevées. Cela signifierait une acidité augmentée de 100 à 150 % par rapport à l’ère préindustrielle. Pour les organismes marins qui construisent leurs squelettes ou coquilles en carbonate de calcium, cette évolution n’a rien d’anodin.
Ce que les scientifiques mesurent déjà dans l’eau
Contrairement à d’autres phénomènes climatiques, l’acidification des océans n’est pas une prédiction : c’est une observation. Des réseaux de bouées, de stations fixes côtières et des missions océanographiques suivent le pH depuis plusieurs décennies.
Les tendances sont claires :
- Le pH de la surface océanique diminue en moyenne de 0,0015 à 0,002 unité par an dans de nombreuses régions.
- Les concentrations en ions carbonate, indispensables à la formation des coquilles, ont chuté de 10 à 16 % depuis l’ère préindustrielle.
- Dans certaines zones froides, comme l’océan Austral ou le Nord Pacifique, l’eau de mer proche de la surface commence déjà à devenir « corrosive » pour certaines formes de carbonate de calcium (l’aragonite).
Des chercheurs de la NOAA ou de l’IFREMER, entre autres, parlent d’une « dérive chimique » globale de l’océan. En clair : ce n’est pas une variabilité naturelle, c’est une tendance lourde liée au CO2 anthropique.
Les premières victimes : coquillages, coraux et plancton calcaire
Les premiers impacts visibles concernent les organismes qui dépendent du carbonate de calcium pour construire une structure rigide : coquilles, squelettes, tests. La liste est longue : coraux, huîtres, moules, oursins, certains planctons, etc.
Pourquoi eux en premier ? Parce que l’acidification réduit la disponibilité des ions carbonate. Les organismes doivent dépenser plus d’énergie pour fabriquer leur coquille, et parfois n’y parviennent tout simplement plus. Dans les eaux déjà sous-saturées en aragonite, les structures existantes peuvent même commencer à se dissoudre.
Plusieurs expériences en laboratoire et observations in situ montrent :
- Une croissance plus lente des coraux tropicaux, parfois réduite de 15 à 30 % dans les zones fortement impactées.
- Un amincissement des coquilles chez certains mollusques, notamment les ptéropodes (petits escargots de mer) en Antarctique, dont les coquilles présentent déjà des signes de corrosion.
- Des mortalités massives dans les élevages d’huîtres sur la côte ouest des États-Unis, corrélées à des épisodes d’afflux d’eaux acides et pauvres en carbonate.
Ces organismes ne sont pas des figurants dans l’océan mondial. Les ptéropodes représentent, par exemple, une part importante de la nourriture des poissons, des oiseaux marins et de certains mammifères marins. Les coraux, eux, structurent des récifs entiers qui abritent jusqu’à un quart de la biodiversité marine connue, alors qu’ils couvrent moins de 1 % des fonds océaniques.
Autrement dit, si la base « minérale » de l’écosystème vacille, c’est tout l’édifice qui se fragilise.
Des récifs coralliens sous triple pression
Les coraux sont au cœur des inquiétudes scientifiques. Ils subissent en parallèle :
- le réchauffement de l’eau, qui provoque le blanchissement,
- l’acidification, qui ralentit la calcification,
- la pollution et la surpêche, qui réduisent leur résilience.
L’acidification seule suffit déjà à poser problème : des expériences en mésocosmes (bassins simulant l’océan futur) montrent que, lorsque le pH baisse, les colonies coralliennes :
- construisent moins de squelette,
- sont plus vulnérables à l’érosion biologique (par les poissons brouteurs, les éponges perforatrices, etc.),
- recouvrent plus difficilement les zones endommagées après une tempête ou un épisode de blanchissement.
Avec la hausse de température, l’effet est synergique. Des études récentes indiquent que même dans un scénario ambitieux de limitation du réchauffement à +1,5 °C, une grande partie des récifs tropicaux sera fortement dégradée. Dans les scénarios plus pessimistes (3 à 4 °C de réchauffement), les récifs coralliens tels que nous les connaissons aujourd’hui disparaissent presque entièrement d’ici la fin du siècle.
Pour les communautés côtières qui dépendent de ces récifs pour la pêche, le tourisme ou la protection contre les vagues, la perspective est claire : ce qui se passe au niveau du pH et des degrés se traduira en revenus perdus, en insécurité alimentaire et en exposition accrue aux tempêtes.
Quand le plancton change, c’est toute la chaîne alimentaire qui se réorganise
Au-delà des coraux, l’acidification touche aussi le plancton, base de la chaîne alimentaire marine. Le plancton n’est pas un ensemble homogène. Il inclut :
- le phytoplancton, végétal, qui réalise la photosynthèse,
- le zooplancton, animal, qui s’en nourrit ou consomme d’autres planctons.
Certaines microalgues et certains foraminifères (plancton à coquille calcaire) voient leur calcification diminuer dans des conditions d’acidification simulées. D’autres espèces semblent moins sensibles, voire favorisées à court terme. Résultat probable : une recomposition de la communauté planctonique.
Pourquoi est-ce crucial ? Parce que la taille, la forme et la composition des organismes planctoniques déterminent :
- qui les mange (sardines, anchois, krill, etc.),
- comment le carbone est exporté vers les profondeurs (via les « neiges marines »),
- la productivité globale des pêcheries.
Plusieurs études indiquent déjà des changements régionaux dans les assemblages planctoniques, avec un glissement vers des espèces plus petites ou moins calcifiantes dans certaines zones. Ce type de bascule n’est pas spectaculaire à l’œil nu, mais il peut profondément modifier la répartition des poissons commerciaux au fil des décennies.
Les poissons aussi sont concernés, même sans coquille
On pourrait croire que seuls les organismes calcaires sont menacés. C’est faux. L’acidification modifie aussi la physiologie des poissons.
Le CO2 dissous pénètre dans l’organisme via les branchies. Pour maintenir un équilibre interne, le poisson doit réguler son pH sanguin. Cette régulation a un coût énergétique, qui peut réduire la croissance, la reproduction ou la capacité à supporter d’autres stress (comme le manque d’oxygène).
Des expériences sur des poissons de récifs ont mis en évidence :
- des altérations du comportement, notamment une attirance anormale pour l’odeur de prédateurs,
- des difficultés d’orientation,
- des changements dans la perception des sons.
Les scientifiques restent prudents sur l’extrapolation de ces résultats à l’océan réel, mais un constat s’impose : les jeunes stades de nombreux poissons (œufs, larves) sont plus sensibles à des variations de pH que les adultes. Or, la survie des premières phases de vie conditionne le renouvellement des populations.
Ajoutez à cela le réchauffement, la désoxygénation et la surpêche, et vous obtenez une pression multiple qui remet en cause la stabilité des stocks halieutiques à moyen terme.
Des impacts très terrestres : pêche, aquaculture et sécurité alimentaire
L’acidification des océans n’est pas un problème « lointain » réservé aux récifs tropicaux de cartes postales. Elle touche déjà l’économie de régions côtières, notamment dans les hautes latitudes.
Sur la côte pacifique de l’Amérique du Nord, des épisodes d’upwelling (remontée d’eaux profondes naturellement plus acides) se combinent aux effets du CO2 anthropique. Résultat : des efflorescences d’eau corrosive pour les larves de coquillages. Les élevages d’huîtres de l’Oregon et de l’État de Washington ont subi, dans les années 2000, des mortalités massives de larves, mettant en péril des entreprises et des emplois locaux.
Des mesures ont été prises : monitoring du pH, modification des horaires de pompage de l’eau de mer, ajustements dans les installations d’écloseries. Ces adaptations ont permis de limiter les dégâts, mais elles ont un coût, et elles ne résolvent pas la tendance globale.
À l’échelle mondiale, des centaines de millions de personnes dépendent des ressources marines comme source principale de protéines animales. Les pêcheries les plus vulnérables sont souvent situées dans des pays à faible revenu, moins capables de s’adapter rapidement aux changements de distribution des espèces ou aux baisses de productivité.
Les scénarios étudiés par des équipes internationales convergent : sans réduction des émissions de CO2, l’acidification amplifie les risques d’effondrement local de certaines pêcheries, accroît les inégalités et renforce la dépendance de nombreux pays aux importations alimentaires.
Ce que les modèles nous disent pour la fin du siècle
Essayons de regarder devant, même si l’exercice n’est jamais confortable. Les projections du pH océanique reposent sur des modèles couplés climat–océan, testés sur les tendances passées et ajustés avec des données de terrain. Ils ne sont pas parfaits, mais leur message est remarquablement cohérent.
Si les émissions de CO2 suivent un scénario élevé (type ancien RCP8.5 / SSP5-8.5), les modèles prévoient :
- une baisse globale du pH de surface d’environ 0,3 à 0,4 unité d’ici 2100,
- une généralisation des zones sous-saturées en aragonite dans les hautes latitudes,
- une accélération de la corrosion des structures calcaires dans certaines régions, notamment l’océan Austral et le Nord Pacifique.
Dans un scénario de forte réduction des émissions (type SSP1-2.6) aligné avec l’Accord de Paris, la baisse du pH se stabilise autour de -0,15 à -0,2 unité. L’océan devient tout de même plus acide qu’aujourd’hui, mais on évite le basculement massif vers des eaux corrosives dans la plupart des régions de surface.
Les conséquences pour les écosystèmes ne sont pas linéaires : un petit changement chimique peut entraîner une grande réponse biologique une fois un certain seuil franchi. C’est ce qui inquiète le plus les chercheurs : l’apparition de points de bascule, difficiles à prévoir avec précision, mais potentiellement irréversibles à l’échelle humaine.
Pourquoi réduire le CO2 reste le levier principal
Une question revient souvent : ne peut-on pas « traiter » l’acidification localement, par des technologies ou des solutions innovantes ? Des pistes existent, mais elles restent limitées.
Certaines approches expérimentales sont étudiées :
- la restauration des herbiers de zostères et des mangroves, qui captent le CO2 et peuvent localement améliorer la chimie de l’eau,
- le rejet contrôlé de substances alcalines (comme certains minéraux broyés) pour tamponner l’acidité dans des baies très fermées,
- l’adaptation génétique ou la sélection de souches de coraux et de coquillages plus tolérants au pH bas.
Ces pistes sont intéressantes pour gagner du temps, protéger des zones clés, soutenir des filières locales. Mais elles ne changent pas le fait que la cause principale de l’acidification est l’excès de CO2 dans l’atmosphère.
Sans réduction rapide et massive des émissions :
- les actions locales deviennent de plus en plus coûteuses,
- les marges d’adaptation biologique sont dépassées pour de nombreux organismes,
- les écosystèmes entrent dans une phase de recomposition profonde, avec des pertes irréversibles de fonctions et d’espèces.
À l’inverse, chaque tonne de CO2 non émise limite l’acidification future. La relation est presque directe : moins de CO2 dans l’air, moins d’acide carbonique dans l’océan, plus de temps et d’espace pour que la vie marine s’adapte.
Que peut-on encore changer, concrètement ?
Face à un phénomène global et diffus comme l’acidification des océans, l’impuissance est une tentation compréhensible. Pourtant, plusieurs leviers existent, à différents niveaux.
À l’échelle des politiques publiques, les priorités sont claires :
- accélérer la sortie des énergies fossiles,
- protéger au moins 30 % des zones marines d’ici 2030, avec de véritables aires marines fortement protégées,
- soutenir la recherche sur l’acidification, en particulier dans les régions encore peu instrumentées (océan Austral, zones tropicales),
- accompagner les communautés dépendantes de la pêche et de l’aquaculture dans l’adaptation (diversification, suivi du pH, nouvelles pratiques).
À l’échelle individuelle et collective, la marge de manœuvre se situe surtout dans la réduction de notre empreinte carbone et dans nos choix de consommation :
- limiter l’usage de l’avion, surtout pour les trajets courts ou fréquents,
- réduire la consommation de viande issue de systèmes intensifs, très émetteurs,
- privilégier les produits de la mer issus de pêcheries durables ou d’élevages mieux suivis,
- soutenir les organisations qui travaillent à la protection des écosystèmes marins et au suivi scientifique.
Enfin, il reste un rôle souvent sous-estimé : celui de la veille citoyenne informée. L’acidification des océans est moins photogénique qu’une marée noire ou qu’un incendie de forêt. Elle avance silencieusement, au rythme d’une dérive chimique mesurée à la deuxième décimale. Pourtant, ses effets pourraient remodeler en profondeur la vie dans les mers et, par ricochet, une partie de nos sociétés.
En comprendre les mécanismes, refuser de la reléguer au rang de « dommage collatéral » et l’intégrer pleinement dans le débat sur le climat, c’est déjà refuser le récit d’une fatalité. Les océans ont longtemps amorti nos excès de CO2. Aujourd’hui, ils nous rappellent, par leur acidité croissante, qu’aucun tampon n’est infini.
