Combien de limites planétaires seraient déjà dépassées aujourd’hui selon les experts

Combien de limites planétaires seraient déjà dépassées aujourd'hui selon les experts

Le concept des limites planétaires : un garde-fou écologique

Depuis 2009, les scientifiques utilisent le concept de « limites planétaires » pour évaluer la stabilité et la résilience du système Terre. Élaboré par une équipe internationale de chercheurs dirigée par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre, ce cadre identifie neuf processus bio-géophysiques fondamentaux que l’humanité ne doit pas dépasser, sous peine de perturber brutalement l’équilibre global.

Ces neuf limites définissent les seuils à ne pas franchir pour rester dans un « espace sûr pour l’humanité ». Autrement dit, elles nous indiquent jusqu’où nous pouvons exploiter les ressources naturelles sans compromettre la stabilité du climat, de la biosphère ou encore des cycles de l’eau et des éléments chimiques comme l’azote et le phosphore.

Mais où en sommes-nous aujourd’hui ? Sommes-nous toujours dans la zone de sécurité ? Malheureusement, les dernières évaluations scientifiques dressent un constat alarmant.

Sept limites déjà franchies sur neuf

En septembre 2023, un rapport actualisé du Stockholm Resilience Centre, publié dans la revue Science Advances, a frappé fort : sept des neuf limites planétaires ont été dépassées. Ces transgressions ne sont pas des abstractions théoriques. Elles affectent concrètement notre quotidien : sécurité alimentaire, santé, biodiversité, climat — aucun de ces domaines n’est épargné.

Voici les sept domaines déjà au-delà du seuil critique :

  • Changement climatique : Malgré les Accords de Paris, la concentration atmosphérique de CO₂ dépasse désormais 420 ppm. Or, le seuil de sécurité se situe autour de 350 ppm.
  • Érosion de la biodiversité : Le taux d’extinction actuel est estimé entre 100 et 1 000 fois supérieur au taux naturel, ce qui représente une perte massive et irréversible d’espèces.
  • Perturbation des cycles de l’azote et du phosphore : L’utilisation massive d’engrais chimiques a largement dépassé les capacités de régénération naturelles de la planète. Résultat : eutrophisation des eaux, zones mortes océaniques, émissions de gaz à effet de serre.
  • Changement de l’utilisation des sols : La déforestation, en particulier dans les zones tropicales, a transformé trop d’écosystèmes naturels en terres agricoles ou urbaines.
  • Charge en aérosols atmosphériques : Bien que régionale, cette limite est déjà dépassée dans des zones comme l’Asie du Sud, avec des conséquences sanitaires et climatiques importantes.
  • Introduction d’entités nouvelles dans la biosphère : Cela inclut les plastiques, les pesticides, les produits pharmaceutiques et autres substances chimiques de synthèse. Beaucoup ne sont pas biodégradables et s’accumulent dans l’environnement.
  • Intégrité de la biosphère (ou assimilation générique des effets de la destruction des écosystèmes naturels sur les cycles vitaux de la planète)

Les deux seules limites qui restent, pour l’instant, dans la zone de sécurité ? Le cycle de l’eau douce superficielle (malgré des tensions croissantes) et l’acidification des océans. Là encore, les modèles indiquent que nous pourrions bientôt franchir ces seuils si les tendances actuelles persistent.

Un système en déséquilibre chronique

Que signifie exactement le dépassement de ces limites ? Il ne s’agit pas d’une frontière nette après laquelle tout s’effondre instantanément. Mais plutôt d’une zone d’incertitude croissante, dans laquelle les rétroactions écologiques deviennent plus imprévisibles, plus brutales, plus difficiles à corriger.

Michel Boulanger, climatologue et membre du GIEC, que nous avons contacté à ce sujet, résume : « On ne sait pas exactement où ces points de bascule se trouvent. Mais une chose est sûre : plus on s’en éloigne, plus les chances d’un retour en arrière se réduisent. »

Et il suffit de regarder autour de nous pour constater ce dérèglement : canicules extrêmes, feux incontrôlés, inondations à répétition, appauvrissement des sols, pénuries d’eau, effondrement des insectes pollinisateurs… Les signaux d’alerte se multiplient.

Pourquoi continuons-nous à dépasser ces limites ?

C’est la question centrale. Pourquoi, malgré les alertes répétées des scientifiques, les engagements internationaux, les COP successives, persistons-nous à aggraver la situation ? Les raisons sont multiples :

  • La pression économique : La croissance économique reste le moteur principal des politiques publiques. Or, elle repose encore massivement sur l’exploitation de ressources non renouvelables.
  • L’inertie des systèmes politiques : Les décisions écologiquement responsables prennent souvent du temps, font face à des lobbies puissants, ou rencontrent des résistances sociales.
  • Le manque de sensibilisation : Bien que la question écologique soit de plus en plus médiatisée, elle reste perçue comme secondaire dans beaucoup de régions du monde, où la lutte pour la survie économique prime.
  • Un déficit de gouvernance planétaire : Chaque pays agit pour ses intérêts, sans coordination globale suffisante, malgré la nature clairement transfrontalière de ces problèmes.

Pour l’écologue Sandra Laville, auteure de plusieurs rapports de l’IPBES : « On ne peut pas résoudre une crise planétaire avec des réponses locales non coordonnées. Il faut une gouvernance écologique mondiale, appuyée sur la science. »

Des solutions existent : encore faut-il les appliquer

Face à ce constat, la tentation du fatalisme est grande. Pourtant, des solutions existent. Ce qu’il manque le plus, ce n’est pas la technologie ou les connaissances, mais la volonté politique et une mobilisation citoyenne massive.

Voici quelques leviers concrets pour rester dans l’« espace de fonctionnement sûr » :

  • Régénérer les écosystèmes : Restaurer les sols, replanter les forêts, recréer des zones humides peuvent rapidement améliorer l’intégrité biologique.
  • Changer le modèle agricole : Passer à une agriculture respectueuse des cycles naturels, réduisant les intrants chimiques, favorisant la biodiversité et l’autonomie locale.
  • Décarboner l’économie : Sortir des énergies fossiles d’ici 2050, développer les renouvelables, améliorer l’efficacité énergétique… ce n’est plus une option, c’est une urgence.
  • Limiter la production de plastique et substances toxiques : Certains pays interdisent déjà certains polluants persistants. Une convention internationale sur la pollution plastique est à l’étude.
  • Réduire la consommation matérielle : Cela implique des choix de société profonds : sobriété, économie circulaire, relocalisation.

Ces pistes ne sont pas des utopies. Des villes, régions, ou même pays entiers expérimentent déjà ces approches avec succès. Reste à changer d’échelle.

Vers une nouvelle trajectoire planétaire

Reconnaître que nous avons franchi les limites planétaires n’est pas céder à la panique. C’est nommer clairement une réalité pour mieux l’affronter. C’est aussi repenser notre place dans le système Terre, non plus comme des ingénieurs tout-puissants, mais comme une espèce dépendante d’un équilibre fragile.

La question est donc moins « peut-on inverser la tendance ? » — car la réponse est oui — que : « sommes-nous prêts à changer – et à quelle vitesse ? ».

Le chrono est lancé. Les scientifiques nous le rappellent : chaque dixième de degré compte, chaque espèce préservée, chaque gramme d’azote évité. Les limites ne sont pas des barrières fixes, mais des sentinelles. Écoutons-les tant qu’il est encore temps.