Edward Abbey, figure de l’écologie radicale : qui était ce penseur et pourquoi son héritage dérange encore aujourd’hui

Edward Abbey, figure de l’écologie radicale : qui était ce penseur et pourquoi son héritage dérange encore aujourd’hui

Un écrivain qui détestait les routes panoramiques

Edward Abbey n’aimait pas les routes. Ou plutôt, il n’aimait pas les routes qu’on trace en plein cœur des parcs nationaux pour permettre aux touristes de photographier le paysage sans descendre de voiture. Dans les années 1950, alors qu’il est ranger saisonnier dans ce qui deviendra le parc national d’Arches, dans l’Utah, il voit arriver les bulldozers. Le désert, jusque-là difficile d’accès, se couvre peu à peu d’asphalte. Pour lui, c’est une trahison.

De cette colère naît un livre, Desert Solitaire (1968), qui deviendra un classique de la littérature environnementale américaine. Abbey y décrit la beauté sauvage du désert, mais aussi la destruction lente et méthodique des espaces naturels au nom du tourisme de masse et du “progrès”.

Qui était cet écrivain furieux, souvent drôle, parfois violent dans ses propos, que certains militants écolos considèrent encore comme un héros… tandis que d’autres le jugent infréquentable ? Et pourquoi, près de 35 ans après sa mort, ses textes continuent-ils de déranger ?

Un fils des Appalaches fasciné par l’Ouest

Edward Abbey naît en 1927 en Pennsylvanie, dans une famille modeste. Très tôt, il développe une méfiance profonde envers l’autorité : l’armée, la police, l’État fédéral, tout ce qui ressemble à une structure hiérarchique lui inspire de la suspicion. Cette posture libertaire restera l’un de ses marqueurs constants.

Après la Seconde Guerre mondiale, il découvre l’Ouest américain. Choc géographique et esthétique. Le désert rouge, les canyons, les arches naturelles : ce paysage devient son obsession. Il y revient comme ranger saisonnier, notamment dans les parcs d’Arches et d’Organ Pipe Cactus. C’est là qu’il forge son regard : un mélange de contemplation presque mystique et de rage politique.

Parallèlement, il suit des études de philosophie. Sa thèse porte sur l’anarchisme. Le ton est donné : Abbey n’est pas seulement un amoureux du désert, c’est aussi un penseur politique qui cherche comment vivre en liberté dans un monde dominé par les machines, les bureaucraties et les autoroutes.

“Desert Solitaire” : journal d’un garde solitaire

Publié en 1968, Desert Solitaire est sans doute son texte le plus important. L’ouvrage se présente comme un journal de bord de ses saisons de ranger dans le désert.

On y trouve :

  • des descriptions précises de la faune et de la flore du désert de l’Utah ;
  • des chroniques de ses tournées solitaires dans des paysages quasi vides d’humains ;
  • des attaques répétées contre la politique d’“industrialisation” des parcs nationaux ;
  • un ton oscillant entre l’essai, le récit de terrain et la méditation métaphysique.

Ce livre paraît au moment où les États-Unis entrent dans une nouvelle phase de bétonisation des espaces naturels : construction de routes, barrages, mines de charbon à ciel ouvert, développements touristiques de masse. Dans les années 1950 et 1960, la fréquentation des parcs nationaux américains explose en parallèle du boom automobile. Pour Abbey, cette “démocratisation” de la nature masque une réalité brutale : on détruit ce qu’on prétend protéger.

Le livre est aussi une critique frontale de l’idéologie du progrès technique. Abbey y dénonce l’idée que toute route, toute centrale, tout barrage serait par essence “bon” parce qu’il matérialise une avancée technologique. Pour lui, la question cruciale reste : à quel prix, pour quels écosystèmes, et au bénéfice de qui ?

“The Monkey Wrench Gang” : le roman qui a inspiré le sabotage

En 1975, Abbey publie un roman qui va durablement marquer l’écologie radicale : The Monkey Wrench Gang (souvent traduit par Le Gang de la clé à molette). L’intrigue ? Un petit groupe de personnages décidés à saboter les infrastructures industrielles qui défigurent le désert de l’Ouest américain : ponts, lignes électriques, chantiers routiers, barrages.

Tout y passe :

  • écrous dévissés sur les engins de chantier,
  • pancartes modifiées,
  • sabotages minutieusement planifiés pour éviter les victimes humaines,
  • détournements de camions,
  • projets d’attaque contre le colossal barrage de Glen Canyon.

Le terme de “monkeywrenching” (littéralement “balancer une clé à molette dans les rouages”) devient, après le succès du roman, un mot de code dans certains milieux militants pour désigner le sabotage écologiste.

Important : Abbey se défend d’appeler explicitement à l’action violente. Il se cache derrière la fiction, se réfugie dans l’humour et le burlesque. Mais pour une partie de ses lecteurs, le message est limpide : si les procédures administratives, les recours juridiques et les pétitions ne suffisent pas, pourquoi ne pas attaquer directement les machines ?

Naissance d’une écologie radicale : Earth First! et l’éco-sabotage

À partir du début des années 1980, un groupe militant va se réclamer directement de son héritage : Earth First!. Fondé en 1980, ce mouvement prône une défense intransigeante des milieux naturels, résumée par un slogan brutal : “No compromise in defense of Mother Earth”.

Parmi ses influences intellectuelles, on trouve :

  • la “deep ecology” (écologie profonde) d’Arne Næss, qui place la valeur intrinsèque de la nature au-dessus des intérêts humains à court terme ;
  • les traditions anarchistes et anti-industrielles ;
  • et, de façon assumée, les écrits d’Edward Abbey.

Les militants d’Earth First! popularisent des pratiques de sabotage souvent non létales, visant les infrastructures plutôt que les personnes :

  • démantèlement de panneaux publicitaires,
  • “tree spiking” (insertion de clous dans des troncs pour empêcher l’abattage, avec toutefois un risque réel pour les bûcherons),
  • dégonflage de pneus d’engins lourds,
  • blocages physiques de chantiers.

Cet activisme sera plus tard qualifié d’“éco-terrorisme” par le FBI, notamment lorsqu’il inspirera des actions plus radicales dans les années 1990 et 2000, comme celles d’Earth Liberation Front (ELF). Abbey, lui, continuera de jouer sur l’ambiguïté : il soutient moralement la cause, approuve l’idée de sabotage, mais se garde bien d’endosser tel ou tel groupe.

Libertaire, misanthrope, misogyne ? Un penseur aux zones d’ombre

Si l’héritage d’Abbey est si controversé aujourd’hui, ce n’est pas uniquement à cause de son appel implicite au sabotage. C’est aussi parce que ses textes charrient un ensemble de positions problématiques, qui ressortent de façon crue à l’heure des débats sur les discriminations et les rapports de domination.

Parmi les critiques récurrentes :

  • Sexisme et misogynie : ses portraits de femmes sont souvent caricaturaux, hypersexualisés ou relégués à des rôles secondaires. Plusieurs chercheuses féministes ont souligné combien son univers littéraire reste dominé par des “héros” masculins, virils et autonomes.
  • Racisme et xénophobie : certains de ses écrits, notamment sur l’immigration mexicaine et latino aux États-Unis, adoptent un ton explicitement hostile. Il se dit favorable à des frontières renforcées et à la limitation drastique de l’immigration, qu’il perçoit comme une menace pour les espaces naturels et les infrastructures.
  • Misanthropie revendiquée : Abbey se décrit volontiers comme un “ennemi de la civilisation moderne”. Il dresse un portrait très sombre de l’humanité, vue comme une espèce en surnombre qui détruit systématiquement ses milieux de vie.

Ses défenseurs rappellent qu’il écrit dans un contexte précis : celui de l’Ouest américain des années 1950-1980, marqué par des conflits fonciers, miniers et industriels intenses. Mais cela ne suffit pas à neutraliser l’impact de certains passages, qui résonnent aujourd’hui avec des discours nationalistes ou identitaires.

Une écologie du désert, pas une écologie globale

Autre limite majeure : Abbey pense à partir du désert, et presque uniquement à partir de là. Son paysage de référence, c’est l’Utah, l’Arizona, le Nouveau-Mexique. Des espaces immenses, peu peuplés, où le conflit semble opposer un individu libre et mobile à un État technocratique et à quelques grandes entreprises de l’énergie.

Cette focale pose problème lorsqu’on tente de transposer ses idées à un monde globalisé, densément peuplé, où l’essentiel de la croissance démographique et des vulnérabilités climatiques se concentre dans les pays du Sud. Comment articuler sa défense du “wilderness” avec des enjeux urbains, sociaux, ou de justice climatique ?

À la différence d’autres figures de l’écologie politique, Abbey s’intéresse peu à :

  • la redistribution des richesses,
  • les inégalités Nord-Sud,
  • les liens entre capitalisme mondialisé, extractivisme et néocolonialisme,
  • ou les stratégies de transition juste pour les travailleurs des secteurs fossiles.

Son combat est plus instinctif, presque viscéral : sauver le désert, stopper les bulldozers, empêcher les barrages.

Pourquoi son héritage dérange encore

Dans les milieux écologistes, Edward Abbey occupe aujourd’hui une place inconfortable. Impossible de nier son influence : nombre d’activistes, d’écrivains et même de scientifiques de terrain citent Desert Solitaire ou The Monkey Wrench Gang comme des déclencheurs de vocation. Pourtant, plusieurs de ses positions sont profondément en décalage avec les combats actuels.

Son héritage dérange pour au moins trois raisons.

1. La question de la violence militante

Les années 2020 voient monter des formes de désobéissance civile non violente : blocages de routes, occupations de sièges sociaux, actions symboliques dans les musées. Les mouvements comme Extinction Rebellion ou Scientist Rebellion insistent sur la non-violence comme ligne rouge, précisément pour se démarquer du registre “terroriste”.

Abbey, lui, ne ferme pas la porte à la violence matérielle. Couper une ligne électrique, saboter un bulldozer, dynamiter un barrage : dans son imaginaire, ces actes sont légitimes si leurs cibles sont des structures et non des personnes. Pour beaucoup de militants contemporains, cette frontière est cependant trop floue pour être politiquement tenable et socialement acceptable.

2. La tension entre écologie et justice sociale

L’écologie politique actuelle, notamment en Europe, se construit de plus en plus autour de la notion de justice climatique : les plus pauvres sont les plus exposés aux impacts du réchauffement, alors qu’ils en sont les moins responsables. Cette approche inclut les questions de racisme environnemental, de colonialisme, de genre.

Or Abbey, avec ses propos anti-immigration et son absence presque totale de réflexion sur les rapports de pouvoir globaux, incarne une écologie centrée sur la nature mais aveugle à de nombreux enjeux sociaux. Ses critiques de la surpopulation peuvent être facilement récupérées par des discours malthusiens ciblant les pays du Sud ou les populations racisées.

3. La figure du “héros solitaire”

Le héros abbeyen, c’est un homme (presque toujours un homme) seul face aux machines. Il agit en dehors des institutions, des partis, souvent même en dehors des mouvements organisés. C’est l’individu libre contre le système. Cette mythologie séduit encore, surtout dans la culture américaine, mais elle s’articule difficilement avec l’idée de transformations collectives, planifiées et démocratiques nécessaires pour affronter la crise climatique.

Ce que le climat de 2025 fait (re)lire chez Abbey

Faut-il alors reléguer Edward Abbey au musée des vieilles figures d’une écologie blanche, masculinisée et centrée sur le désert ? La réponse est plus nuancée.

Dans un monde où :

  • les températures moyennes grimpent de +1,2 °C par rapport à l’ère préindustrielle,
  • les mégafeux se multiplient dans l’Ouest américain, en Australie, en Méditerranée,
  • les projets de méga-infrastructures (mines, barrages, pipelines, autoroutes, terminaux gaziers) se poursuivent malgré les engagements climatiques,
  • et où la biodiversité s’effondre à un rythme inédit dans l’histoire humaine,

la colère d’Abbey contre le “progrès” aveugle garde une résonance. Il rappelle une évidence : toute infrastructure supplémentaire ne peut plus être considérée comme neutre, ni automatiquement désirable. Il faut interroger leur utilité réelle, leurs bénéficiaires, leurs coûts écologiques.

Son écriture, précise et sensorielle, réapprend à regarder les milieux : le sol, les roches, les animaux, le vent. À une époque où la crise écologique se vit surtout via des courbes, des graphs et des chiffres, cette reconnection sensible n’est pas anecdotique. De nombreux chercheurs en sciences sociales le soulignent : on protège mieux ce qu’on a appris à voir, nommer, ressentir.

Que faire d’un penseur radical et imparfait ?

Lire Edward Abbey aujourd’hui, c’est accepter la gêne, l’agacement, parfois la colère. C’est constater que certaines intuitions – la critique de la croissance infinie, le refus de l’industrialisation des espaces naturels, la méfiance envers le tourisme de masse motorisé – étaient en avance sur leur temps. Et que d’autres aspects – son traitement des femmes, de l’immigration, des minorités – sont non seulement datés, mais dangereux s’ils sont sortis de leur contexte ou repris sans filtre critique.

Plutôt que d’en faire un modèle à imiter ou une figure à effacer, il peut être utile de le lire comme un symptôme et un point de départ :

  • Symptôme, parce qu’il incarne une phase de l’écologie où la nature était pensée avant tout comme “wilderness” à préserver, sans prise en compte suffisante des dimensions sociales et politiques globales.
  • Point de départ, parce que ses contradictions obligent à poser des questions qui restent brûlantes : jusqu’où peut aller la radicalité écologique ? Quels types d’actions sont légitimes face à l’urgence ? Comment articuler amour des milieux, critique du système économique et justice sociale ?

La force d’Abbey n’est pas dans les réponses qu’il apporte. Elle est dans l’intensité des questions qu’il pose, souvent sans détour, parfois sans filet. Dans une époque où la communication politique tend à lisser les discours, cette rugosité peut encore, paradoxalement, servir d’aiguillon.

Reste une mise en garde essentielle : faire de lui une icône sans nuance, un père spirituel de “la vraie écologie”, serait une erreur. Le travail critique sur ses textes – mené par des historiens, des philosophes, des militantes féministes ou décoloniales – montre combien une écologie crédible au XXIe siècle doit articuler défense des milieux, justice sociale et lucidité sur ses propres héritages.

Edward Abbey n’a pas su, ou pas voulu, faire ce raccord. À nous de le faire, sans oublier ce que son regard sur le désert nous apprend : un paysage n’est jamais un simple décor. C’est un champ de bataille où se jouent des rapports de force économiques, politiques… et imaginaires.