Ils sont silencieux, invisibles pour la plupart, mais jouent un rôle déterminant dans le cycle du carbone et la régulation du climat. Les puits de carbone, ces réservoirs naturels ou artificiels capables de capter et stocker du dioxyde de carbone (CO₂), constituent aujourd’hui une des lignes de défense les plus cruciales contre le dérèglement climatique. À condition, bien sûr, de ne pas trop les malmener.
Qu’est-ce qu’un puits de carbone ?
Un « puits de carbone » désigne tout système capable d’absorber plus de dioxyde de carbone qu’il n’en émet. Il en existe deux grandes catégories : les puits naturels et les puits artificiels.
Les puits naturels sont principalement :
- Les forêts terrestres (notamment les forêts boréales et tropicales),
- Les océans qui absorbent le CO₂ atmosphérique via le plancton, les algues, et par dissolution dans l’eau,
- Les sols, notamment les prairies, tourbières et zones humides riches en matière organique.
Les puits artificiels, encore marginaux, reposent sur des technologies de captage et de stockage du carbone (Carbon Capture and Storage – CCS), ou des pratiques agricoles spécifiques comme l’agroforesterie ou l’agriculture de conservation. Ces innovations gagnent actuellement en visibilité mais se heurtent à des limites techniques, économiques et écologiques.
Pourquoi sont-ils indispensables ?
La combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) émet chaque année environ 35 à 40 milliards de tonnes de CO₂. À cela s’ajoutent les émissions liées à la déforestation, aux incendies de forêt et à certaines pratiques agricoles. Or, la capacité naturelle à absorber ces rejets est limitée.
Heureusement, les puits de carbone réussissent encore à absorber environ 50 % des émissions mondiales : 26 % pour les forêts et autres végétations terrestres, et 24 % pour les océans, selon les données du Global Carbon Project.
Sans eux, la concentration de CO₂ dans l’atmosphère — qui a déjà dépassé les 420 parties par million (ppm), un record en 3 millions d’années — grimperait à un rythme encore plus rapide, amplifiant l’effet de serre et les dérèglements qui en découlent : canicules, sécheresses, fonte des glaces, montée des eaux, etc.
Forêts, le poumon sous pression
Les forêts ont longtemps été désignées comme les « poumons de la Terre ». Mais cette image poétique cache une réalité beaucoup plus complexe. Oui, les forêts absorbent du CO₂ grâce à la photosynthèse. Mais leur efficacité dépend étroitement de leur âge, de leur état de santé, et de la biodiversité.
Selon une étude publiée dans la revue Nature (2021), certaines forêts tropicales, en Amazonie notamment, montrent déjà des signes d’affaiblissement : elles émettent désormais plus de carbone qu’elles n’en retiennent, en raison de la déforestation, du stress hydrique et des incendies croissants. « Le puits de carbone amazonien est en train de basculer », avertit Luciana Gatti, chercheuse à l’Institut national de recherche spatiale du Brésil (INPE).
Paradoxalement, les jeunes forêts absorbent plus activement le carbone que les vieilles forêts, qui peuvent atteindre un équilibre. C’est là que se pose une question épineuse : doit-on planter massivement des arbres pour compenser nos émissions ? La réponse n’est pas si simple.
Planter des arbres : une fausse bonne solution ?
Les initiatives de reforestation fleurissent un peu partout dans le monde. Des entreprises promettent de « compenser » leurs émissions en replantant des arbres. Bien. Mais planter n’importe quoi, n’importe où, peut se révéler contre-productif.
Un exemple frappant : des reboisements à base de monocultures d’eucalyptus en territoire sec peuvent accaparer l’eau, perturber les écosystèmes locaux et stocker du CO₂ de manière précaire. De nombreux projets ne tiennent compte ni de la biodiversité, ni de la pérennité des arbres plantés.
« Un arbre met des décennies à capturer quelques centaines de kilos de CO₂. Pendant ce temps, un vol Paris-New York libère immédiatement environ 1 tonne de CO₂ par passager. Le calcul est vite fait », rappelle Sylvain Angerand, ingénieur forestier et fondateur de l’association Canopée.
Le puits de carbone forestier est donc un outil, pas une excuse pour poursuivre des activités polluantes.
Les océans : un géant silencieux mais vulnérable
Les océans absorbent près d’un quart du carbone que nous émettons annuellement. Ce processus se fait de deux manières :
- La pompe physique : le CO₂ se dissout dans l’eau froide, surtout dans les zones polaires.
- La pompe biologique : le phytoplancton absorbe le CO₂ par photosynthèse. Lorsqu’il meurt, une partie de celui-ci coule au fond de l’océan, où le carbone est piégé.
Mais cette capacité tampon cache un effet boomerang : plus les océans absorbent de CO₂, plus ils s’acidifient, ce qui menace les récifs coralliens, les coquillages et toute la chaîne alimentaire marine. L’océan n’est pas un puits sans fond.
Autre problème : le réchauffement des eaux réduit leur capacité à absorber le carbone. Plus l’eau est chaude, moins elle peut dissoudre de gaz. Cet affaiblissement progressif du puits océanique pourrait accentuer l’effet de serre dans les décennies à venir.
Des sols riches… quand ils sont vivants
Moins visibles que les forêts ou les océans, les sols représentent pourtant un des plus importants réservoirs de carbone de la planète. Ils en contiennent plus de 1500 gigatonnes, soit environ trois fois plus que l’atmosphère.
Cependant, leur rôle de puits dépend largement des pratiques agricoles et de l’usage des terres. Le labourage intensif, les engrais chimiques, la déforestation ou l’urbanisation libèrent beaucoup de carbone stocké dans les premières couches du sol.
À l’inverse, des techniques comme l’agriculture de conservation, le semis direct, l’ajout de matière organique, ou l’agroécologie permettent d’augmenter le taux de carbone dans les sols tout en les rendant plus fertiles et résilients.
Le programme français « 4 pour 1000 », lancé lors de la COP21, visait justement à augmenter chaque année de 0,4 % le stock de carbone dans les sols agricoles mondiaux. Ambitieux, mais techniquement possible, à condition de transformer en profondeur les pratiques.
Des technologies de captage encore balbutiantes
Ces dernières années, face à l’incapacité des politiques à réduire drastiquement les émissions, les technologies dites de captage et de stockage du carbone (CCS) gagnent du terrain dans le débat public. Objectif : aspirer le CO₂ à la sortie des usines, ou directement dans l’air ambiant, et l’enfouir dans des gisements géologiques.
Plusieurs projets pilotes ont vu le jour, notamment en Islande (Climeworks) ou au Canada. Mais ces dispositifs restent coûteux, gourmands en énergie, et ne représentent aujourd’hui qu’une part infime des réductions nécessaires.
« Miser exclusivement sur ces technologies serait une fuite en avant », estime Valérie Masson-Delmotte, climatologue et membre du GIEC. Elles peuvent jouer un rôle d’appoint, mais ne remplaceront jamais un changement de modèle énergétique, agricole et industriel.
Gérer, protéger et restaurer : l’urgence d’agir
Les puits de carbone sont des alliés précieux. Mais ils sont aussi en danger. Les forêts disparaissent, les océans s’acidifient, les sols s’appauvrissent. À vouloir externaliser notre responsabilité sur des puits fragilisés, nous jouons avec le feu.
La solution n’est pas de s’en remettre uniquement aux puits, mais de préserver et restaurer ceux qui existent, tout en diminuant drastiquement les émissions à la source. En un mot : éviter l’incendie plutôt que d’acheter des extincteurs.
Dès lors, les politiques publiques doivent intégrer urgemment des mesures de protection des écosystèmes, soutenir des pratiques agricoles bas carbone, encadrer les projets de reforestation et investir dans la recherche sur les puits artificiels. Les entreprises, elles, doivent cesser de brandir la compensation carbone comme une simple stratégie marketing.
Les puits de carbone ne sont pas une baguette magique. Ce sont les fondations précieuses — mais fragiles — d’un climat viable pour les générations futures. Le comprendre, c’est déjà agir.